mardi 10 avril 2007

La nuit de la lune bleue (Simon R. GREEN)



LA NUIT DE LA LUNE BLEUE de Simon R. GREEN :
Le royaume du roi John a vécu dans la paix durant des générations. Malheureusement, aujourd’hui, son royaume se désagrège. Le mal qui irradie du Noirbois ronge le pays ; les démons se rassemblent et chassent en meutes. Le roi John n’a plus d’argent, plus de troupes, plus d’espoir. Son plus jeune fils, le prince Rupert – sorte de pièce de rechange dans la lignée royale – est envoyé dans une quête afin de prouver sa valeur : il doit sauver une princesse, comme il se doit. Mais à son retour, à la surprise générale, il ne ramène pas seulement la princesse, mais aussi le dragon censé la dévorer…
Un fils cadet, un dragon fatigué, une licorne sans corne et une princesse avec un méchant crochet du gauche : voilà la troupe de héros improbables qui devra faire face au Prince démon, durant la nuit de la lune bleue… 



** Une grande surprise que ce livre ! un ton irrévérencieux, plein d'humour, du début à la fin. Surprenant car jamais lu qqch comme ça dans la fantasy. Mais quel plaisir !!! Je l'ai dévoré en peu de temps ! 


Note : 2.5/3

La Nuit de la Lune Bleue, (extrait)
Simon R. Green
Chapitre premier
La Course à l’Arc-en-ciel
Juché sur sa licorne, le prince Rupert supportait stoïquement la pluie battante qui l’accompagnait sur le chemin de Touffebois. D’une main, il cherchait sans trop y croire la puce qu’il sentait sous son plastron. Malgré la pluie glacée, il suait à grosses gouttes. Avec un moral aussi bas que le sien, il devait laisser un sillon derrière lui.
— Pars nous tuer un dragon, mon fils, avait dit le roi John.
Tous les courtisans avaient poussé force vivats. Ils pouvaient se le permettre, eux. Ils n’étaient pas obligés de partir affronter un dragon, eux. Ni de traverser Touffebois en armure complète pendant la saison des pluies. Rupert finit par abandonner sa traque de la puce et tenta de rajuster son casque. Rien à faire. L’eau lui coulait encore dans le cou.
Le sentier étroit serpentait entre des murs d’arbres aussi glauques que son humeur. D’épaisses lianes humides enserraient les troncs et tombaient en rideaux de certaines branches. Aucun animal ou oiseau ne paraissait vivre dans les parages : on n’entendait rien que le pas de la licorne et la pluie qui gouttait des frondaisons. La boue épaisse et les feuilles mortes rendaient la piste centenaire plus traîtresse qu’à son habitude, et la licorne se fatiguait en glissades et dérapages rattrapés de justesse.
Tout cela ne disait rien qui vaille à Rupert. Depuis son plus jeune âge, il vibrait au récit des hauts faits de ses ancêtres, racontés d’un ton solennel lors des longues soirées d’hiver. Il se rappelait, enfant, être resté bouche bée devant le feu de la Grande Salle, à écouter avec un ravissement horrifié ces histoires d’ogres et de harpies, d’épées magiques et d’anneaux de puissance. Rupert avait juré très jeune de rejoindre un jour cette longue lignée de héros, comme son grand-oncle Sebastian, qui avait échangé trois ans de sa vie contre trois vœux pour libérer la princesse Elaine de la Tour sans porte. Ou comme grand-père Eduard, parti affronter la Sorcière de Nuit, dont la légendaire beauté était préservée par le sacrifice sanglant de jeunes vierges.
Et maintenant qu’il avait sa chance, il la gâchait. Selon Rupert, c’était la faute des ménestrels. Tout à leur impatience de chanter l’histoire du héros qui terrasse dix ennemis d’un seul coup d’épée grâce à son cœur si pur, ils en oubliaient les détails importants : comment empêcher la pluie de vous couler dans l’armure, comment éviter les fruits inconnus qui donnent la courante, ou encore la meilleure façon de creuser des latrines. En fin de compte, les chansons ne mentionnaient pas grand-chose de la vie d’un héros. Plus ça allait, plus Rupert était de méchante humeur. C’est ce moment que choisit la licorne pour trébucher.
— Du calme ! cria le prince.
La licorne eut un reniflement de mépris.
— Facile à dire pour toi. Tu restes tranquillement assis pendant que je me tape tout le travail. Ton armure pèse des tonnes. J’ai un de ces maux de dos…
— Je suis en selle depuis trois semaines, rappela Rupert sans compassion. Moi, ce n’est pas mon dos, qui me tracasse.
La licorne ricana et s’arrêta net, manquant désarçonner le prince. Rupert se rattrapa à la longue corne torsadée.
— Pourquoi on s’arrête ? La piste est trop boueuse, peut-être ? Tu as peur de te salir les sabots ?
— Si tu continues de faire l’intéressant, tu vas te retrouver à pied, le prévint la licorne. Au cas où tu n’aurais pas remarqué, il y a une grande toile d’araignée en travers du chemin.
— Et tu veux que je m’en occupe, j’imagine ?
— Ce serait gentil, oui. (La licorne piétina sur place, et le prince eut brièvement le mal de mer.) Tu sais que je n’aime pas les araignées…
Avec un juron résigné, Rupert sauta de sa monture. Chaque mouvement était salué par les protestations sonores de son armure. Il s’enfonça de trois bons pouces dans la boue et mit du temps à trouver son équilibre. La visière ouverte, il étudia les épais filaments ourlés de perles de pluie. Rupert fronça les sourcils. Quelle sorte d’araignée est capable de tisser une toile de près de trois mètres de haut ? Il avança d’un pas prudent pour pousser l’un des fils de la pointe de l’épée. La lame y resta collée, et Rupert dut tirer à deux mains pour la dégager.
— Ça commence bien, commenta la licorne.
Rupert l’ignora. Plus il le regardait, moins il trouvait que l’obstacle ressemblait à une toile d’araignée. Les fils formaient des nœuds et pendaient depuis les branches hautes jusque dans la boue. Quand Rupert remarqua que, malgré l’absence de vent, la toile tremblait, il sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque.
— Rupert…, souffla la licorne.
— Laisse-moi deviner. On nous regarde ?
— Gagné.
Rupert fronça les sourcils. On les suivait depuis leur entrée dans Touffebois, à l’aube. Leur compagnon de route restait caché dans l’ombre et paraissait craindre la lumière. Rupert cala ses pieds sur le sol traître. S’il fallait se battre, la boue lui poserait des problèmes. Il enleva son casque et le posa sur le bas-côté. La visière réduisait trop son champ de vision. Il regarda autour de lui, puis se figea d’horreur en apercevant entre les arbres une silhouette fine et contrefaite. Aussi grande qu’un homme, elle bougeait comme un animal. Dans un rai de lumière, ses crocs et ses griffes lancèrent un éclat froid. Puis elle disparut dans l’ombre.
Au-delà de Touffebois, il n’y avait que les ténèbres. De mémoire d’homme, la Forêt avait toujours eu une zone de nuit perpétuelle. Et ce qui y vivait s’accommodait très bien de cette obscurité. Les cartographes l’avaient baptisée le Noirbois, toujours avec la même annotation : « Ici, des démons. » Depuis des siècles innombrables, Touffebois s’interposait entre la Forêt et le Noirbois. Un chaos de marais et de fourrés peuplé de prédateurs silencieux tapis pour surprendre les imprudents sur les pistes encombrées de ronces et de lianes. Et pourtant, depuis quelques mois, d’étranges créatures s’aventuraient dans la Forêt, des formes insanes qui reculaient devant la lumière du jour. Parfois, quand le soir tombait, un villageois entendait des grattements sur sa porte et ses volets barrés. Au matin, il retrouvait de larges sillons dans le bois et des animaux mutilés dans sa grange.
Touffebois n’était plus une barrière.
« Ici, des démons. »
Rupert ravala sa peur. Comme toujours lorsqu’il était nerveux, il resserra sa prise sur son épée. Le poids de l’acier le réconforta, et il fit aller et venir la lame devant lui. Il regarda les nuages noirs qui cachaient le soleil. Un seul rayon aurait suffi à renvoyer la créature dans sa tanière. Mais comme toujours, la chance abandonnait Rupert.
Ce n’est qu’un démon, se dit-il avec humeur. Je suis en armure complète, et je sais me servir d’une épée. Il n’a aucune chance.
— Licorne, dit-il doucement en scrutant l’ombre où il avait aperçu le démon, tu ferais mieux de trouver un arbre derrière lequel te cacher, histoire de rester loin du combat. Je ne voudrais pas qu’il t’arrive malheur.
— Et moi donc, répondit une voix étouffée.
La licorne s’était déjà réfugiée derrière un tronc épais, à bonne distance.
— Merci beaucoup, soupira Rupert. Et si j’avais besoin de ton aide ?
— Ce serait très gênant, répondit la licorne, parce que je ne bougerai pas d’ici. Je reconnais les démons à l’odeur. Tu sais, ils mangent les licornes…
— Ils mangent n’importe quoi.
— Ce qui inclut les licornes.
Une fois de plus, le prince fit le vœu de retrouver celui qui lui avait vendu cette licorne, puis de faire subir à toutes ses extrémités un sort très déplaisant.
Un bruissement sur sa gauche lui laissa à peine le temps de se retourner avant que le démon le percute. Déséquilibré par sa lourde armure, il tomba en avant dans la boue. Le souffle coupé par l’impact, il lâcha son épée. Il eut la vision fugitive d’une silhouette sombre et difforme, au-dessus de lui, puis une masse pesante lui atterrit sur le dos. Une main griffue lui écrasa la tête dans la boue. Rupert battit des bras et voulut se redresser, mais ses bottes de fer glissaient dans la boue fluide. Le liquide lui entrait dans la bouche et privait ses poumons de l’inspiration qu’ils réclamaient à grands cris.
Malgré ses ruades paniquées, il ne parvenait pas à se dégager. La tête lui tournait, et un grand rugissement lui emplissait les oreilles. Quand il se retrouva avec un bras coincé sous lui, il eut l’inspiration soudaine de s’en servir comme levier pour se retourner. Pris à son propre piège, le démon fut bientôt immobilisé sous le poids de l’armure.
Savourant l’air retrouvé, Rupert resta allongé un long moment. Malgré ses appels à l’aide, la licorne ne répondait pas. Tout du long, le démon martelait son armure de coups. Le prince grogna de souffrance quand une griffe lui ouvrit la pommette, et il tenta désespérément de saisir son épée. Le démon profita de ce mouvement pour se dégager. Roulant rapidement de côté, Rupert ramassa son arme et se remit debout malgré la boue collante. Sous le poids de son armure, chaque mouvement était un effort. La joue et le cou couverts de sang, il faisait face au démon accroupi.
Par bien des façons, ç’aurait pu être un homme difforme. Mais un seul regard plongé dans ses yeux noirs et sans pupille donnait une idée du mal à l’état pur. Les démons tuaient pour vivre, et vivaient pour tuer. C’était un chancre, une noirceur sur le monde. Rupert leva son épée et se força à voir ce démon comme un adversaire ordinaire. Fort et rapide, redoutable bien sûr, mais lui aussi savait l’être, s’il ne paniquait pas. Il fallait qu’il trouve un terrain plus ferme. La boue traîtresse pouvait lui coûter cher. Il fit un premier pas en avant, et le démon serra les poings, son large sourire s’ouvrant sur des rangées de dents pointues et crantées. Le démon recula, intimidé par l’acier. En apercevant le terrain derrière son adversaire, Rupert eut un sourire et se dit qu’il avait une chance.
Il saisit son épée à deux mains, prit une grande inspiration, puis chargea la créature, conscient qu’une chute trop précoce lui serait fatale. Le démon recula précipitamment, toujours hors de portée de l’épée. Au prix d’un grand effort, Rupert parvint à ne pas glisser. Un nouveau bond en arrière propulsa le démon droit dans la toile qui barrait le chemin. Rupert s’arrêta en quelques pas pour porter le coup de grâce, puis se figea. Les épais filaments de la toile s’enroulaient d’eux-mêmes autour du démon. La créature déchirait tout ce qui lui passait à portée de mains, mais elle se mit bientôt à hurler de souffrance. Des gouttes d’acide s’étaient formées sur les fils, faisant fumer le sol sous ses pieds. Fasciné, Rupert regarda le démon disparaître dans un cocon qui le recouvrait des pieds à la tête et battait comme un cœur. Ses derniers spasmes moururent rapidement quand la toile se mit à digérer son repas. Rupert abaissa son arme et s’y appuya pour soulager son dos meurtri. Il recracha le sang qu’il avait dans la bouche. Et voilà comment on devenait un héros. Il eut un sourire amer et tenta d’imaginer à quoi il ressemblait, avec sa magnifique armure couverte de boue et crevassée par les griffes du démon. Il porta la main à sa joue et sourcilla en voyant son gantelet rougi. Il n’avait jamais aimé la vue du sang. Surtout quand c’était le sien. Il avait mal partout et sa tête le lançait. Une fois son épée rengainée, malgré la boue, il s’assit au bord de la piste.
L’un dans l’autre, il s’en était bien tiré. On ne trouvait pas tant d’hommes à avoir terrassé un démon. Rupert regarda le cocon immobile et fit la grimace. Certes, sa victoire n’était pas des plus héroïques ni honorables, mais le démon était mort. C’était ce qui l’intéressait le plus.
Il ôta ses gantelets et se tâta le visage. Les coupures larges et profondes couraient de son œil à sa bouche. Autant les nettoyer, se dit-il. Il ne faudrait pas qu’elles s’infectent. La pluie avait cessé pendant le combat, et le soleil descendait vers le soir. L’été commençait tout juste, et pourtant, déjà, la nuit tombait de plus en plus tôt. La pluie s’était arrêtée, mais les branches continuaient de déverser de grosses gouttes sur le chemin, et une odeur lourde saturait l’air. Rupert regarda le cocon de toile et frissonna. Sans le démon, il aurait tenté de traverser l’obstacle. Les prédateurs prenaient bien des formes… surtout à Touffebois.
Avec un soupir de résignation, il se rendit compte qu’il fallait repartir.
— Licorne ?
— Je suis là, répondit une voix polie au cœur des ombres.
— Tu viens, ou il faut que j’aille te chercher ? (L’animal sortit, la tête haute, évitant soigneusement le regard noir de son cavalier.) Et où étais-tu, pendant que je risquais ma peau à combattre ce démon ?
— Je me cachais. C’était la meilleure chose à faire.
— Pourquoi tu ne m’as pas aidé ?
— Eh bien, si toi tu n’arrivais pas à tuer le démon, avec ton épée et ton armure, je ne vois pas ce que j’aurais pu faire…
Rupert soupira. Cette licorne avait réponse à tout…
— J’ai mauvaise mine ?
— Pire.
— Merci.
— Tu auras sans doute des cicatrices…, ajouta la licorne.
— Super. Tant qu’à faire…
— Je croyais que c’était très héroïque, d’avoir des cicatrices sur le visage ?
— Celui qui t’a dit ça devrait aller se faire soigner… Charogne de ménestrels… Tu m’aides à me relever ?
La licorne s’approcha rapidement. D’une main ferme, Rupert s’accrocha à un étrier et se hissa sur ses pieds, appuyé contre le flanc de sa monture. Dès qu’il aurait un peu moins mal, il tenterait de se mettre en selle.
La licorne le regardait, inquiète. Le prince Rupert était un homme grand, d’environ vingt-cinq ans. Mais le sang, la fatigue et la douleur ajoutaient plusieurs années à son beau visage. La peau grise et couverte de sueur, les yeux fiévreux, il n’était pas en état de monter. Mais par fierté, il se forcerait à essayer.
— Rupert…, souffla la licorne.
— Oui ?
— Pourquoi… ne me mènerais-tu pas par la bride un moment ? Je n’arrête pas de glisser, dans la boue.
— Bonne idée… Je vais faire ça…
Le prince tendit la main et saisit les rênes, la tête basse. La licorne le précéda en contournant prudemment le cocon et suivit la piste vers le cœur de Touffebois.
Deux jours plus tard, de nouveau en selle, Rupert approchait de la lisière entre Touffebois et le Noirbois. Presque toutes ses douleurs avaient disparu, grâce à un sachet d’herbes que l’astrologue de la Cour avait fourré de force dans ses fontes. Et bien qu’il ait plus d’une fois regretté de ne pas avoir de miroir, il avait l’impression que les blessures sur son visage formaient des croûtes tout à fait saines. Dans l’ensemble, le prince Rupert se sentait un peu plus gaillard. Enfin, un peu moins déprimé.
Il devait tuer un dragon. Mais puisque personne n’en avait vu depuis une éternité, ils étaient relégués à la légende. Et Rupert avait perdu foi dans les légendes. L’honneur et la gloire y prenaient le pas sur les points les plus importants. Par exemple, comment tuer ce machin sans y laisser sa peau ? « Grâce à un cœur pur », c’est un peu vague quand on se retrouve face à un dragon. Je suis sûr que le mien souffle du feu, soupira intérieurement Rupert. Il travaillait à un raisonnement qui lui permettrait de tourner les talons honorablement quand sa vessie se rappela véhémentement à son attention. Rupert soupira et tourna la bride vers le côté de la piste. Encore une chose dont les ménestrels ne parlaient jamais.
Il démonta et s’attela à défaire la série de couches complexes qui lui protégeaient les parties. Il y parvint in extremis, et sifflota en se soulageant contre un tronc d’arbre. Si son régime ne s’arrangeait pas bientôt, il serait le seul héros à partir au combat la braguette ouverte…
Ce fut la pensée de trop. Dès qu’il eut fini son affaire, Rupert se débarrassa de son armure. Il l’avait acceptée au nom de la tradition des chevaliers en quête. Merde à la tradition, se dit-il avec entrain. À chaque pièce d’armure qui tombait dans la boue, son humeur s’allégeait. Après réflexion, il décida de garder les bottes à pointes d’acier. S’il avait envie de donner un coup de pied… Vêtu de son doublet de cuir et de son pantalon, avec sa meilleure veste, Rupert se sentit à l’aise pour la première fois depuis des semaines. Et vulnérable, bien sûr, mais avec la chance qu’il avait ces derniers temps, il se serait retrouvé prisonnier de la rouille, de toute façon…
— J’ai horreur de l’herbe, ronchonna la licorne.
— Alors pourquoi tu la manges ? demanda Rupert en bouclant la ceinture de son fourreau.
— J’ai faim, tiens… Et puisqu’on n’a plus de fourrage depuis des semaines…
— Qu’est-ce qui te dérange ? C’est de l’herbe… Les chevaux en mangent tout le temps.
— Je ne suis pas un cheval !
— Je n’ai pas dit que tu…
— Je suis une licorne, pure race, et je mérite des soins de qualité. De l’avoine, de l’orge, de…
— Dans Touffebois ?
— J’ai horreur de l’herbe, murmura la licorne. Ça me ballonne.
— Essaye les chardons, suggéra Rupert.
— J’ai une tête d’âne ? demanda la licorne avec un regard menaçant.
Rupert se détourna pour cacher son rictus… et découvrit une dizaine de gobelins sortis de l’ombre pour leur bloquer la route. Grands d’un mètre à un mètre vingt, maigres comme des épouvantails et les oreilles pointues, ils étaient armés de courtes épées rouillées et de hachoirs ébréchés. Leurs armures de bronze et d’argent avaient dû être récupérées sur des voyageurs humains. À leur sourire déplaisant, on comprenait sans peine ce qu’il était advenu de leurs anciens occupants. Furieux de s’être laissé surprendre si facilement, Rupert tira l’épée et les toisa tour à tour. Nerveux, les gobelins hésitèrent.
— Eh bien, ne restez pas plantés là, grommela une voix dans les ténèbres. Tuez-le.
Les gobelins se dandinèrent d’un pied sur l’autre.
— Vous avez vu la taille de cette épée ? souffla le plus petit.
— Et regardez les cicatrices sur son visage… le sang séché sur son armure… Il a dû tuer une dizaine de personnes, pour se salir autant…, murmura un autre brigand.
— Il a dû en faire de la pâtée pour chiens, se lamenta le plus petit.
Rupert fit quelques passes dans le vide. Sous la lumière, sa lame sema un sillage de reflets étincelants. Les gobelins brandirent leurs armes avec résignation et se resserrèrent un peu pour se rassurer.
— Capturez au moins son cheval, dit la voix dans l’ombre.
— Son cheval ? répéta la licorne furieuse en levant la tête. Son cheval ? Vous avez vu le machin sur mon front ? C’est quoi, à votre avis ? Une décoration ? Je suis une licorne !
— Cheval, licorne, c’est pareil…
La monture du prince laboura le sol d’un sabot et baissa la tête. La pointe de sa corne accrocha un rayon de soleil.
— Bon. Ça suffit. Un par un ou tous ensemble, vous allez y passer !
— Bravo, chef, murmura le plus petit des gobelins.
Rupert lança un regard amusé à la licorne.
— Je croyais que tu étais un trouillard raisonnable et logique ?
— Je suis trop occupé à être furieux, grogna la monture. J’aurai peur plus tard, quand je n’aurai rien d’autre à faire. Aligne-moi ces abrutis, je vais les embrocher. Je vais leur montrer si je suis un cheval…
Les gobelins commencèrent à reculer discrètement.
— Vous avez fini, oui ? Tuez-moi ce satané voyageur ! rugit la voix dans les ténèbres.
— Si vous voulez qu’il meure, vous n’avez qu’à le tuer vous-même, gémit le plus petit des gobelins en cherchant une retraite du regard. C’est votre faute, tout ça. On aurait dû le prendre en embuscade pendant qu’il avait la tête ailleurs, comme d’habitude.
— Il vous fallait un peu d’entraînement au combat.
— Du flan, oui ! L’embuscade à quinze contre un, on sait faire, et on devrait s’en tenir à ça !
Avec un gros soupir, le chef des gobelins sortit de l’ombre. Large d’épaules, d’une musculature impressionnante, haut de presque un mètre cinquante, c’était le plus gros représentant de son espèce que Rupert ait jamais vu. Le chef des gobelins écrasa son cigare sur son plastron vert-de-gris et foudroya ses sbires du regard. Un nouveau soupir, et il secoua la tête.
— Non mais regardez-vous… Comment voulez-vous que je vous forme à la guerre si vous refusez de vous battre ? Pourquoi vous en faites tout un plat ? Il est tout seul…
— Avec une licorne…, fit remarquer le plus petit des gobelins.
— D’accord, il est tout seul avec sa licorne. Et alors ? Je vous rappelle qu’on est des brigands, maintenant. C’est notre travail de faire trépasser les voyageurs sans défense pour prendre leurs biens.
— Sans défense, c’est vite dit, quand même. Vous avez vu sa grosse épée ?
Les gobelins étaient fascinés par les quelques passes que Rupert faisait avec sa lame. La licorne trottait de long en large derrière lui, pointant sa corne vers quelques brigands tour à tour. Ce qui n’améliorait pas vraiment leur moral.
— Allez, les gars, insista le chef à court d’arguments. Vous n’avez quand même pas peur de quelqu’un qui monte une licorne ?
— Je ne vois pas le rapport…, s’étonna le plus petit des gobelins.
En réponse, le chef murmura quelques mots dont Rupert ne comprit qu’un seul. Vierge. Tous les gobelins se tournèrent vers lui avec un rictus menaçant.
— Ben, ce n’est pas toujours facile d’être prince, vous savez, expliqua-t-il en rougissant malgré lui. Ça vous défrise ?
Il abattit son épée dans le vide, et trancha net une branche basse. Qui chuta au sol avec un bruit mat et sinistre.
— Super…, rouspéta le petit des gobelins. Voilà qu’on l’a énervé.
— Mais tu vas la fermer ! gronda le chef. Bon, on est treize, il est tout seul. Si on lui saute dessus tous en même temps, on est sûrs de le tuer.
— Vous voulez parier ? demanda une voix anonyme derrière le chef.
— La ferme ! Quand je donne l’ordre, vous chargez. Chargez !
Il s’élança en trébuchant, l’épée brandie, et les autres gobelins le suivirent à contrecœur. Rupert s’avança et assomma le chef d’un coup de poing. Refroidis tout net, les autres lâchèrent immédiatement leur quincaillerie. Rupert rassembla les gobelins, les fit reculer loin de leurs armes abandonnées, puis s’appuya contre un tronc d’arbre pour réfléchir. Il n’avait pas le cœur à tuer des brigands aussi incompétents. Le chef s’assit, secoua la tête pour s’éclaircir les idées, et le regretta immédiatement. Il jeta à Rupert un regard qui se voulait noir et crâne. Ce n’était pas très réussi.
— Je vous avais bien dit qu’on aurait la poisse si on partait à treize, soupira le plus petit des gobelins.
— Bon…, commença Rupert. Écoutez bien, je vais vous dire ce qu’on va faire. Vous acceptez de ficher le camp d’ici et de me laisser tranquille. En échange, je consens à ne pas vous donner à ma licorne en petits morceaux. Ça vous plaît ?
— Beaucoup, répondit un des gobelins, très empressé.
Et tous les autres hochèrent la tête avec énergie.
— On récupère nos armes d’abord ? demanda le chef.
— J’ai l’air si bête que ça ?
— Il fallait bien essayer. D’accord, messire le héros.
— Et vous n’essayerez pas de me suivre ?
— Eh, je ne suis pas fou ! Il va me falloir des semaines pour que ces gars acceptent de se battre, après ce que vous leur avez fait. Pour ma part, je serai tout à fait content de ne jamais vous revoir…
Après quoi le chef gobelin se releva et conduisit ses brigands sous les arbres. En quelques secondes, tous eurent disparu. Rupert sourit et rengaina l’épée. Finalement, ce n’était pas si difficile que ça, les quêtes.
Une heure plus tard, la lumière déclinait rapidement alors que Rupert s’engageait dans le Noirbois. Loin au-dessus de lui, les arbres pourrissants entrelaçaient leur feuillage pour masquer le soleil. En quelques instants, Rupert passa de la fin de journée à la nuit. Il tira sur les rênes de la licorne et s’arrêta pour jeter un coup d’œil en arrière, mais la lumière ne pouvait pas le suivre dans le Noirbois. Rupert caressa l’encolure de la licorne et attendit que ses yeux s’adaptent à la pénombre.
Un faible halo argenté émis par des champignons phosphorescents soulignait les troncs. Au loin, il eut l’impression de voir un éclair, comme une porte refermée en hâte pour éviter d’attirer l’attention. Rupert tendit l’oreille, mais il régnait un silence sépulcral. L’air doucereux puait la mort et la pourriture.
Ses yeux finirent par s’ajuster suffisamment pour qu’il voie la piste étroite menant vers le cœur du Noirbois. Il fit signe à la licorne de reprendre sa marche. Le lent martèlement de ses sabots contrastait de façon inquiétante avec le silence. Cette piste était la seule à traverser l’obscurité. Un chemin, droit comme un « i » d’une lisière à l’autre, taillé il y avait si longtemps que plus personne ne se rappelait par qui ni pourquoi. Le Noirbois était plus qu’ancien, et gardait ses secrets avec jalousie. Les yeux de Rupert allaient et venaient sans cesse. Avec un frisson, il se rappela le démon croisé dans Touffebois. Le Noirbois était… un risque mesuré. Si quelqu’un savait où trouver un dragon, ce serait la Sorcière de Nuit.
Si elle était encore en vie, après toutes ces années… Avant que Rupert se mette en route, l’astrologue de la Cour l’avait aidé à étudier les archives du château. Ils avaient cherché une carte pouvant indiquer l’antre du dragon. En vain. Ce qui avait fort ravi Rupert, jusqu’à ce qu’ils trouvent un rapport de la rencontre entre grand-père Eduard et la Sorcière de Nuit. Cette histoire étonnamment courte – par rapport à la chanson la plus récente sur le sujet, qui comptait cent trente-sept couplets. Longs, tant qu’à faire… – mentionnait un dragon, et suggérait qu’on trouverait la sorcière dans sa maisonnette du Noirbois, près de la lisière de Touffebois.
— Et même si j’étais assez crétin pour aller chercher une femme dont le passe-temps favori était de saigner des vierges, avait dit Rupert, expliquez-moi pourquoi elle accepterait de m’aider.
— Apparemment, avait dit l’astrologue, elle aimait beaucoup votre grand-père.
Malgré le doute qu’il venait d’exprimer clairement, l’astrologue avait refusé d’en dire davantage. Et puisque Rupert ne risquait pas de trouver un dragon sans aide, une source douteuse valait mieux que pas de source du tout…
Les arbres penchés au-dessus de la piste prenaient un air menaçant. Rupert avançait dans les ténèbres, accompagné seulement par le bruit des sabots de sa monture. Plus d’une fois, le prince fit halte, convaincu qu’un être maléfique rôdait juste à la limite des ténèbres. Mais il n’y avait que la nuit et le silence. Faute de lanterne, il brisa une branche morte pour s’en faire une torche, mais le bois s’effrita dans sa main. Sans lumière pour se guider, il perdit toute notion de temps. Mais les arbres finirent par s’écarter, et Rupert arrêta sa monture. Devant eux s’ouvrait une petite clairière, au centre de laquelle se dressait une forme sombre – la masure de la sorcière, sans aucun doute. La lumière des champignons phosphorescents, sur les troncs les plus proches, soulignait à peine la silhouette de la maisonnette. Levant les yeux vers le ciel nocturne, Rupert ne vit ni lune ni étoile. Rien qu’une obscurité vide qui paraissait s’étendre à l’infini.
— Tu es sûr que c’est judicieux ? murmura la licorne.
— Non. Mais tu as une meilleure idée pour trouver un dragon ?
— Euh… Non, mais ça aussi, on pourrait en discuter…
Avec un sourire, Rupert démonta et lâcha les rênes.
— Reste ici.
— Parce que tu crois que je vais attendre ici tout seul ?
— Tu veux vraiment rencontrer la Sorcière de Nuit ?
Sans un mot, la licorne alla se cacher derrière le tronc le plus proche.
— Je reviens dès que je peux, promit Rupert. Ne t’éloigne pas trop.
— Dommage, je comptais admirer le paysage. Tu as de ces conseils, parfois…
Rupert tira son épée, prit une grande inspiration et s’avança dans la clairière. Malgré toute sa prudence, le bruit de ses pas semblait crever le silence. Il se mit à courir. Tout son dos était pris de frissons à l’idée de l’attaque qu’il ne verrait sans doute jamais venir. La maisonnette de la sorcière était tapie devant lui comme un prédateur endormi, la porte et les fenêtres soulignées par une lueur pourpre et sourde. Rupert s’arrêta en dérapant et s’adossa au mur de rondins, les yeux cherchant follement des signes de poursuite. Rien. Pas un mouvement. Pas un bruit, non plus, à part son souffle court et rauque. Il déglutit, reprit sa respiration puis frappa très doucement, très poliment, à la porte de la maisonnette. Une lueur vive l’aveugla quand la porte s’ouvrit d’un coup, et une main osseuse aux ongles proéminents le saisit à la gorge. Rupert rua et se débattit, mais il fut entraîné à l’intérieur.
La vieille femme voûtée referma la porte d’un coup de pied et lâcha Rupert sur le tapis crasseux. Il s’assit et massa sa gorge douloureuse tandis que la Sorcière de Nuit caquetait d’un air mauvais en se frottant les mains.
— Désolée, dit-elle en souriant. Ça fait partie de l’image, vous comprenez. De temps en temps, il faut que je commette une vilenie, sinon tout le monde croit que je me ramollis. Enfin… Qu’est-ce que vous venez faire par chez moi ?
— Je me disais que vous pourriez m’aider.
— Vous aider ? Vous êtes sûr que vous avez la bonne maisonnette ?
Le chat noir accroupi sur l’épaule de la sorcière cracha et frotta son épaule contre les longs cheveux gris de sa maîtresse. Elle lui caressa la tête d’un air absent.
— Donnez-moi une raison de ne pas vous transformer en crapaud. Une seule. N’importe laquelle.
Rupert lui montra son épée, et la sorcière sourit.
— Rengainez-moi ça ou j’y fais des nœuds.
Après un temps d’hésitation, Rupert glissa son épée dans le fourreau.
— Je crois que vous avez connu mon grand-père, avança-t-il prudemment.
— Possible. J’ai connu pas mal d’hommes, à mon époque. Il s’appelait comment ?
— Eduard, du royaume de la Forêt.
La Sorcière de Nuit le regarda d’un air absent, puis ses yeux parurent s’éteindre. Elle se détourna lentement, et alla s’effondrer dans un vieux fauteuil à bascule près du feu.
— Oui, finit-elle par dire presque dans sa barbe. Je me souviens d’Eduard.
Rupert profita de son silence pour regarder autour de lui. Venue de nulle part, une lumière douce baignait la maisonnette. Il y avait des chauves-souris au milieu des poutres, et l’ombre d’un chat frôlait le mur de guingois – sans aucun chat pour la projeter. Au fond de l’âtre vide et sombre, des yeux lumineux le fixaient au sein d’une présence sans forme.
Rupert tourna sa curiosité vers la Sorcière de Nuit. Dans son fauteuil à bascule, un chat sur les genoux, elle ne paraissait plus si impressionnante : une vieille femme desséchée et voûtée par les années, à la maigreur douloureuse et au visage ridé par la peine. On était loin de la légendaire tentatrice aux mèches brunes qui régnait sur les ténèbres. Rien qu’une vieille femme fatiguée, perdue dans ses souvenirs d’une époque plus riante. Elle leva les yeux et surprit le regard de Rupert.
— Oui, regardez-moi bien, dit-elle. J’étais belle, autrefois. Si belle que les hommes parcouraient des centaines de lieues pour me courtiser. Les rois, les empereurs, les héros… J’aurais pu choisir celui que je voulais. Mais ils ne me disaient rien. Il me suffisait d’être… belle.
— Combien de jeunes femmes sont-elles mortes pour que vous le restiez ? demanda Rupert avec dureté.
— J’ai perdu le compte. Cela ne paraissait pas très important, à vrai dire. J’étais jeune, puissante, et les hommes m’aimaient. Rien d’autre ne comptait. Comment tu t’appelles, mon garçon ?
— Rupert, Madame.
— Tu aurais dû me voir à l’époque, Rupert. J’étais si belle. Si magnifique. (Elle se balançait, ces années envolées lui ramenant un sourire aux lèvres.) J’étais jeune, puissante, je manipulais les ténèbres à ma guise. J’érigeai un palais de glace et de diamant en une seule nuit, et les seigneurs et les dames de dizaines de Cours vinrent me rendre hommage. Ils ne se rendaient jamais compte que quelques filles disparaissaient dans leurs villages. Et quand bien même, ils n’en auraient eu cure. Puis Eduard est venu me tuer. Il avait deviné la vérité sur l’origine des maléfices qui frappaient la Forêt. Ah, les nuits qu’il passa avec moi dans ces salles glacées ! Il était grand, brave et beau, et pas une seule fois il ne céda. Je fis assaut de merveilles et de terreurs, mais jamais je ne parvins à le faire plier. Nous dansions dans mes salons, seuls dans ces échos de glace étincelante. Chaque chandelier était une stalactite. J’en vins à l’aimer, peu à peu, et lui se prit d’affection pour moi. Comme n’importe quelle jeune écervelée, je pensais notre amour éternel.
» Il dura un mois.
» J’avais besoin de sang frais, et Eduard ne pouvait pas le permettre. Il était roi avant d’être amant, et sa responsabilité le liait à son peuple. Il ne put se résoudre à me tuer, mais je ne pouvais pas changer ma nature profonde. Alors, profitant de son sommeil, je quittai la Forêt. Et je vins vivre ici, dans les ténèbres, où personne ne peut voir ce qu’est devenue ma beauté.
» J’aurais pu le tuer pour protéger mon secret, pour rester jeune, belle et puissante. Mais je l’aimais. Mon Eduard. Le seul homme que j’aie jamais aimé. Il doit être mort, à présent.
— Depuis plus de trente ans…
— Tant d’années…
Les épaules de la sorcière retombèrent, elle se tordit les mains, puis poussa un lourd soupir. Elle leva sur Rupert un sourire las.
— Alors tu es de sa famille ? Tu lui ressembles un peu, petit. Que veux-tu ?
— Je cherche un dragon, Madame, dit Rupert.
D’un ton qui suggérait bien que, si possible, il préférerait ne pas en trouver. Enfin, il l’espérait…
— Un dragon ? (Après un regard surpris, un grand sourire fendit la face ridée de la sorcière.) Un dragon ! Bon sang, tu me plais bien, mon garçon ! Personne n’a eu les tripes de chasser le dragon depuis des années. Pas étonnant que tu n’aies pas eu peur de venir me voir ! Eh bien mon mignon, c’est ton jour de chance. Il se trouve que j’ai une carte qui te mènera directement au repaire d’un dragon. Une vraie bonne affaire. Je peux te la laisser au prix ridicule de trois pintes de sang.
Rupert avait fait de son mieux pour rester modeste devant le regard admirateur de la sorcière. Ses yeux se durcirent, et la vieille dame haussa les épaules.
— J’aurai essayé. Puisque tu es le petit d’Eduard, je vais te faire une autre proposition. La carte est à toi. Si je me rappelle où je l’ai fichue.
Elle se leva lentement, laissant le chat sauter à terre, et fouilla les profondeurs d’une étagère dans un coin. Rupert était perdu. À l’origine, il avait prévu de tuer la Sorcière de Nuit, s’il en avait l’occasion. Mais même si elle n’avait pas l’air de regretter la mort de toutes ces jeunes filles dont elle avait perdu le compte, il avait presque pitié d’elle. Ces longues années de solitude dans le Noirbois l’avaient bien assez punie. La sorcière se retrouva soudain devant lui et il sursauta quand elle lui tendit un vieux rouleau de parchemin.
— Tiens mon garçon, tu ne peux pas le rater. Si tu arrives jusque-là. Pour commencer, il va falloir traverser tout le Noirbois, et il n’y a pas grand monde qui ait réussi ça.
— Je suis bien arrivé jusqu’ici…
— Aussi près de la lisière de Touffebois, il reste encore un peu de lumière. Après cette clairière, il n’y a que l’obscurité. Attention à toi, mon Rupert. Le vent froid souffle dans la longue nuit, et il porte une odeur de sang et de mort. Quelque chose s’agite au cœur du Noirbois. Et ce n’est pas beau. Si je n’étais pas si vieille, je pense que j’aurais peur.
— Je peux me débrouiller, répondit le prince, la main sur l’épée.
— Tu es bien le petit d’Eduard… Lui aussi, il pensait que l’acier résolvait tout. Et quand je te regarde, j’ai l’impression de le revoir. Mon Eduard…
La voix soudain tremblante, elle retourna dans son fauteuil et le renvoya à sa quête.
— Avant de partir, je… je peux faire quelque chose pour vous, Madame ?
— Pars, dit-elle d’un ton sans appel. Laisse-moi. S’il te plaît.
Rupert referma la porte en silence.
Assise seule devant son âtre vide, la Sorcière de Nuit se balançait. Après un moment, ses yeux se fermèrent et elle s’endormit. De nouveau jeune et belle, elle dansa toute la nuit avec Eduard dans un palais de glace et de diamant.
Quelques jours de voyage suffirent à épuiser les provisions de Rupert. Pas de gibier dans le Noirbois, ou alors corrompu et infect. Pas d’eau non plus. La soif lui brûlait la gorge, et la faim lui torturait le ventre.
En même temps que la clairière de la Sorcière, il avait abandonné la lumière, les bruits… bref, tout ce qui faisait la vie. Il ne voyait pas la piste, la licorne, ni même sa main tendue devant lui. Seul le duvet sur ses joues lui donnait une idée du temps écoulé. L’épuisement le faisait dépérir à vue d’œil. Ils se reposaient chaque fois qu’ils étaient fatigués, mais Rupert ne parvenait pas à dormir. Les ténèbres le réveillaient.
Quelque chose aurait pu le prendre par surprise.
Il passa une main tremblante sur ses lèvres craquelées, puis fronça les sourcils en s’avisant que la licorne s’était arrêtée. Il voulut demander s’il y avait un problème, mais sa langue gonflée lui emplissait presque toute la bouche. Il descendit péniblement de sa selle et s’appuya au flanc de l’animal jusqu’à ce que ses jambes soient assez fortes pour le porter. Il avança de quelques pas trébuchants, les mains tendues devant lui, et grogna de douleur quand des épines lui percèrent les chairs. D’autres tâtonnements plus prudents lui révélèrent un roncier. La piste en était barrée. Rupert dégaina son épée, et fut choqué de voir qu’il était trop faible pour la manier autrement qu’à deux mains. Avec ses dernières forces, à coups douloureux, il entreprit de tailler un chemin dans le roncier. La licorne le suivit lentement, sa fière corne alourdie de fatigue.
Rupert frappa encore et encore, luttant contre la douleur croissante dans ses bras et sa poitrine. L’épuisement le rendait presque insensible aux lacérations sur ses mains et son visage. Son épée était de plus en plus lourde, son bras de moins en moins assuré, tout son corps tremblait de fatigue, mais il refusait de plier. Il était Rupert, prince du royaume de la Forêt. Avait-il terrassé un démon… bravé le Noirbois… pour se laisser vaincre par un roncier de misère ? Il abattit son épée sauvagement, s’enfonçant encore un peu. Puis il cria quand un soudain éclat de lumière repoussa les ténèbres.
La main levée pour protéger ses yeux, Rupert avança en titubant. Un long moment, il resta à regarder le ciel derrière ses doigts à peine écartés. Les larmes baignaient ses joues. Mais il finit par baisser la main, surpris de voir le paysage autour de lui. Il était sorti du Noirbois. Au sommet d’une colline pentue, il dominait une série de champs cultivés. De l’orge, du maïs et de l’avoine mûrissaient sous un soleil d’été. De longues lignes de chênes massifs servaient de brise-vent, et le soleil se reflétait vivement dans les cours d’eau. Les champs étaient délimités par de fins murets de pierre, et traversés par une route de terre battue menant à la sombre montagne qui dominait l’horizon. Son sommet se perdait dans les nuages.
La montagne. Celle qu’on appelait la Tanière.
Rupert finit par se détourner de cette masse menaçante et regarda autour de lui. Il s’étrangla. À moins de dix mètres, un petit ruisseau dévalait le coteau en reflets chantants. Rupert lâcha son épée, avança tant bien que mal et tomba à genoux. Il trempa la main dans l’eau et se lécha prudemment les doigts. L’onde était claire et pure. Rupert sentit de nouvelles larmes lui inonder les joues. Il les noya bientôt dans l’eau vive.
Le visage immergé, il avala le nectar glacé à grosses gorgées, s’étranglant dans son impatience. Puis il trouva la force de se relever. S’il buvait trop d’un coup, il se rendrait malade. Allongé sur l’herbe douce, il se sentait divinement ballonné. D’un grognement, son estomac lui rappela qu’il n’avait pas mangé depuis des jours. Mais cela pourrait attendre. Pour l’heure, il se sentait trop bien pour bouger. La licorne but à son tour, puis se mit à brouter avec contentement. Pour la première fois depuis des jours, Rupert se sentait bien. Appuyé sur un coude, il regarda le chemin par lequel il était arrivé. Le Noirbois restait toujours aussi impénétrable. Le soleil ne passait pas l’ouverture qu’il avait taillée lui-même. Un vent froid soufflait sans cesse depuis les arbres moisis. Rupert sourit sauvagement, et sentit le sang suinter de ses lèvres craquelées. Dont il n’avait que faire.
— Je t’ai eu, soupira-t-il. Je t’ai eu !
— Je t’ai aidé, rappela la licorne.
Rupert se retourna. L’animal le regardait, inquiet. Il tendit la main pour lui caresser le mufle.
— Je n’aurais jamais réussi sans toi, dit Rupert. Tu as su rester avec moi quand j’en avais besoin. Merci.
— Ç’a été un vrai plaisir, répondit la licorne. Bien. Je vais brouter un peu de cette délicieuse herbe, et je ne veux pas être dérangé avant d’avoir fini. C’est clair ?
— Ha ! Pas de problème. Le soleil est encore haut, et j’ai un gros retard de sommeil. Après… Je pense que je te montrerai comment on taquine la truite.
— Pourquoi voudrais-je amuser un poisson ? demanda la licorne.
Mais Rupert dormait déjà.
Il fallut au prince et à sa monture près d’un mois pour atteindre la Tanière. Les repas réguliers et l’eau fraîche leur ragaillardirent le corps et l’âme, mais le Noirbois avait laissé son empreinte. Chaque soir, alors que le soleil plongeait vers l’horizon, Rupert préparait un grand feu. Et chaque nuit, avant de s’endormir, il le réalimentait pour être sûr d’avoir de la lumière s’il se réveillait avant l’aube. Son sommeil était agité par des cauchemars qu’il préférait oublier. Pour la première fois depuis son enfance, Rupert avait peur du noir. Chaque matin, il se réveillait la honte au ventre et maudissait sa faiblesse. Il se jurait tout bas qu’il ne céderait plus à l’angoisse. Le soir venu, avant de se coucher, il préparait un nouveau feu. Pourtant, les nuits étaient chaudes et aucun animal dangereux ne rôdait dans les parages.
La Tanière se rapprochait, chaque jour plus imposante. Et Rupert se demandait de plus en plus ce qu’il ferait en arrivant au pied de la montagne. D’après la carte de la Sorcière de Nuit, il trouverait la caverne du dragon près du sommet. Mais plus il approchait, plus il doutait qu’un homme puisse gravir ces versants de basalte qui emplissaient l’horizon. Et pourtant, Rupert ne pensa jamais à faire demi-tour. Il était arrivé jusque-là, malgré toutes les épreuves, et refusait d’abandonner alors qu’il avait son objectif en point de mire.
Va tuer un dragon, mon fils. Prouve que tu mérites le trône.
L’air du petit matin était encore froid comme la nuit quand Rupert atteignit les contreforts. L’herbe rase et les buissons cédèrent tranquillement le pas à la roche nue, grêlée et usée par le vent et la pluie. Un chemin taillé dans la roche menait vers le sommet de la montagne, et la licorne jura presque tout du long. Rupert gardait les yeux sur le chemin, s’efforçant d’oublier l’à-pic à côté de lui. De plus en plus étroite et traîtresse, la piste fut finalement barrée par des rocailles instables. Avec un regard pour les pierres glissantes, la licorne s’arrêta net.
— Bon, ça suffit, là. Je suis une licorne, pas un bouquetin.
— Mais c’est le seul chemin. La piste est plus facile, après.
— Ce n’est pas la montée qui m’inquiète, c’est la descente, tu vois. Rapide. Très rapide. Avec le vent qui me crie dans les oreilles. Et une fin qui rime avec « plaf ».
Rupert soupira et mit pied à terre.
— D’accord. Redescends et attends-moi en bas. Donne-moi deux jours. Si je ne suis pas revenu d’ici-là…
— Rupert… Rien ne t’oblige à faire ça. On pourrait toujours rentrer et dire à la Cour qu’on n’a rien trouvé. Personne n’en saurait quoi que ce soit.
— Si. Moi.
Leurs regards se croisèrent, et la licorne inclina la tête.
— Bonne chance, Sire.
— Merci, répondit Rupert avant de se détourner rapidement.
— Sois prudent, marmonna la licorne. Je n’ai pas envie de former un autre cavalier, moi…
L’animal fit demi-tour sur la piste et redescendit vers la sécurité.
Rupert écouta un moment ses pas s’éloigner. La licorne ne risquerait rien au pied de la montagne. Sans les gravats, il aurait trouvé un autre prétexte pour le renvoyer. La fin de la quête serait du ressort de Rupert, et de personne d’autre. Inutile qu’ils risquent tous les deux leur peau.
Le prince se reprit et étudia les décombres devant lui. Ça paraissait dangereux. Douze mètres de long, mais seulement trois de large. Un seul faux mouvement le ferait glisser jusque dans le vide. Un coup d’œil à la chute libre ne fit rien pour le rassurer. Ça faisait haut. S’il glissait, il arriverait sans doute au pied de la montagne avant la licorne. Avec un sourire fébrile, il posa le pied sur les pierres.
Qui se mirent aussitôt à bouger sous ses pieds. Rupert retint sa respiration le temps qu’elles s’immobilisent. Lentement, pas à pas, il traversa la partie instable, prenant le temps de tâter le terrain avant de s’y appuyer. Malgré tous ses efforts, les pierres le portaient de plus en plus près du bord, et il comprit qu’il ne parviendrait pas de l’autre côté. Alors que les pierres glissaient sous une de ses bottes, il transféra son poids sur l’autre pied pour compenser le mouvement. Les pierres se mirent immédiatement à couler comme de l’eau sous ses semelles, le portant sans remords vers l’à-pic. Rupert se laissa tomber à plat ventre et enfonça ses mains dans les gravats. Immobilisé, un pied dans le vide, il écouta les pierres rebondir contre le flanc de la montagne.
À peine un mètre devant lui, la piste redevenait solide. Mais ç’aurait aussi bien pu être un kilomètre. Retenant son souffle, Rupert se rendit compte qu’il était coincé. Le plus petit mouvement pouvait le tuer. Ce qui lui donna une idée. Le plus petit mouvement ne le sauverait pas. Mais le plus grand, un saut de toutes ses forces, pourrait le tirer d’affaire. Ou le tuer. Rupert eut un grand sourire. Après tout, si ce n’était pas la chute, ce serait sans doute le dragon… Il ramena lentement les jambes sous lui en un long mouvement mesuré et planta les pieds dans la rocaille. Les pierres bougèrent et le portèrent un peu plus près du vide. Rupert prit une grande inspiration et bondit vers la terre ferme. Il atterrit de travers, le souffle coupé par le choc, mais sa main tendue saisit une saillie rocheuse et il s’y accrocha tandis que les pierres délogées tentaient de l’entraîner vers la mort. Il resta un moment cramponné, cherchant désespérément un appui stable pour ses pieds. Puis son autre main trouva une prise, et il se traîna vers la sécurité.
Rupert s’éloigna du bord du gouffre et se laissa tomber, tremblant, le cœur battant la chamade. Le sol de pierre, pourtant dur, ne lui avait jamais paru si accueillant.
Il se reposa un moment, puis se remit douloureusement sur ses pieds. Tout son corps lui faisait mal, et il s’était ouvert la main sur la roche. Incapable de nettoyer ses blessures sans les outres d’eau qu’il avait laissées à la licorne, Rupert les ignora. Il n’y avait pas de guérisseur dans les parages. Si elles s’infectaient… Écartant cette pensée, il reprit son ascension vers le dragon.
La piste finit par disparaître, remplacée par une série apparemment infinie de marches étroites taillées dans la façade. Rupert se détourna et regarda vers le vide, admirant le panorama. Derrière les kilomètres de champs cultivés, la Forêt paraissait minuscule et très éloignée. Avec un soupir nostalgique, Rupert commença à grimper.
Les heures passées à monter ces marches inégales lui nouèrent les jambes et le dos. L’escalier s’étendait aussi loin qu’il pouvait lever les yeux. Ce que Rupert apprit à ne pas faire, se concentrant sur les marches devant lui. L’air se rafraîchissait avec l’altitude, et le vent charriait de la neige et de la pluie glacée venues du sommet. Blotti dans sa cape trop fine, Rupert tenait bon malgré les bourrasques. Les yeux larmoyants, les mains et les pieds engourdis, le souffle condensé en nuages de vapeur, il continuait de grimper, marche après marche, luttant contre le vent, le froid et la douleur.
Il était le prince Rupert du royaume de la Forêt, et il affronterait son dragon.
L’escalier s’acheva sur une étroite corniche devant l’entrée d’une caverne. Rupert resta là, oscillant sur ses jambes, ignorant les éléments et le souffle rauque qui lui brûlait la gorge et la poitrine. La caverne obscure béait comme une blessure dans la façade de pierre. Ralenti par l’épuisement de ses jambes, Rupert s’avança. Il avait enfin trouvé son dragon. Depuis le départ, il se demandait ce que cette rencontre lui inspirerait. De la peur ? Mais à présent, au pied du mur, il n’éprouvait pas grand-chose. Il avait donné sa parole, et l’avait tenue. Il ne pensait pas pouvoir vaincre le dragon. Au fond de lui, il savait depuis le début qu’il allait à la mort. C’était ce qu’attendaient les courtisans, après tout. Et s’il vivait, juste pour les faire bisquer ? L’épée tirée, il se positionna du mieux possible sur la corniche. Essayant d’oublier le gouffre derrière lui, il chercha la meilleure formule de défi possible.
L’un dans l’autre, c’était l’instant le moins héroïque de sa vie.
— Monstre impie ! Moi, Prince Rupert du royaume de la Forêt, je te défie ! Viens te battre !
Le silence s’éternisa, et une voix grave s’éleva au fond de la caverne.
— Pardon ?
Se sentant légèrement ridicule, le prince répéta son défi. Le silence s’éternisa encore, et Rupert se mit en position de combat quand le dragon émergea des ténèbres, obstruant le passage de sa masse imposante. De longues ailes membraneuses enveloppaient la créature comme une cape d’émeraude, achevées devant sa poitrine par des serres aux griffes effroyables. Long d’au moins dix mètres de la gueule à la queue, couvert d’écailles scintillantes, le dragon dominait le prince et l’étudiait de ses yeux verts. Quand Rupert leva son épée, le dragon lui lança un grand sourire, dévoilant des dizaines de crocs acérés.
— Bonjour ! Belle journée, hein ?
Rupert cligna des yeux, vexé.
— Vous n’êtes pas censé parler du tout, dit-il d’un ton catégorique. Vous êtes censé lancer un rugissement effroyable, griffer le sol, et me charger en crachant le feu.
Le dragon prit le temps de réfléchir. Deux volutes de fumée lui sortaient des narines.
— Pourquoi ?
Rupert abaissa son épée, qu’il trouvait de plus en plus lourde, et s’y appuya.
— Eh bien… C’est la tradition, j’imagine. Ça a toujours été comme ça.
— Pas avec moi, assura le dragon. Pourquoi voulez-vous me tuer ?
— C’est une longue histoire…
— J’imagine. Bon, vous feriez aussi bien d’entrer.
Après un temps d’hésitation, Rupert suivit le dragon dans sa caverne. À mesure qu’il s’enfonçait dans ce tunnel, la lumière du jour disparaissait derrière lui. Ramené au Noirbois par la pénombre montante, il sentit son front se couvrir de sueur. (Bragelonne)


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